L'avance de Craig Venter, pape de la génomique, inquiète ses concurrents

Réactions à la déclaration Clinton-Blair
 
  Mis à jour le jeudi 16 mars 2000
 

LES DÉCLARATIONS de Bill Clinton et Tony Blair sur le libre accès au patrimoine génétique de l'homme (Le Monde du 16 mars) résultent d'« un conflit qui ne concerne que le secteur privé, dans lequel les politiques sont manipulés par les lobbies de l'industrie pharmaceutique contre Craig Venter ». Daniel Cohen, pionnier français du séquençage du génome, engagé lui aussi dans la recherche privée - il est directeur scientifique de la société française Genset - ne mâche pas ses mots.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, principaux bailleurs de fonds du Human Genome Project (HGP), qui fédère l'effort des laboratoires publics mondiaux, « n'ont vraiment forcé l'allure que quand Craig Venter a lancé son projet, en 1990 », rappelle-t-il. Aujourd'hui, les deux parties ont fait à peu près la moitié du travail chacune. Et l'entreprenant et charismatique généticien américain possède une telle avance sur ses concurrents du privé « qu'il pourrait mettre par terre toute l'industrie pharmaceutique s'il réussit son entreprise, dans la mesure où il détiendrait la plupart des sources thérapeutiques futures, souligne Daniel Cohen. Il vient de lever un milliard de dollars sur le marché ». Comme pour appuyer ses dires, un porte-parole de la Maison Blanche, Jake Siewert, a reconnu que la prise de position de MM. Clinton et Blair avait pour objectif « de permettre aux sociétés privées d'accéder à toutes les informations afin qu'elles puissent innover, mettre au point de nouveaux médicaments et de nouveaux traitements, et faire des bénéfices. Cela doit aussi encourager la concurrence », a-t-il précisé.

Chez Celera - l'entreprise créée en 1998 par Craig Venter et la société Perkin Elmer, qui détient la technologie de base du séquençage -, on affirme, pourtant, avoir « bien accueilli » la déclaration des deux dirigeants : « Nous nous sommes engagés dès notre création à publier dans un journal scientifique et à rendre gratuitement disponible aux chercheurs le génome humain, lorsque son séquençage de consensus sera achevé. » Rappelant qu'elle fonctionne strictement sur fonds privés, Celera indique que ses revenus proviendront de l'utilisation que feront les chercheurs privés ou publics de ses outils informatiques et de ses banques de données. La diffusion de ces informations se ferait pour un coût « faible ou nul ».

INCERTITUDES JURIDIQUES

Le prix serait, en revanche, nettement plus élevé pour les sociétés désireuses d'acquérir « l'interprétation » des gènes utiles, donnée indispensable pour les éventuelles applications, soulignent les spécialistes. Or, Craig Venter dépense énormément d'argent pour, profitant de son avance, effectuer et breveter avant les autres ces interprétations que, pourtant, « tout le monde peut faire ». Mais le plus choquant, souligne Jean Weissenbach, directeur du Centre national de séquençage français Génoscope, c'est que ses données ne sont utilisables que si elles sont fusionnées avec celles mises dans le domaine public par le HGP. Il est donc impossible de déterminer la part du public dans les brevets qu'il pourrait déposer.

Conscients néanmoins du rôle moteur joué par Craig Venter dans l'accélération des recherches, les responsables du HGP ont tenté de s'entendre avec lui pour travailler en commun. Les négociations viennent d'échouer, Celera réclamant, pour la distribution des données à l'industrie, une exclusivité de cinq ans que le HGP souhaitait limiter à un an.
Craig Venter annonce qu'il détient désormais 97 % du génome humain. Il est donc urgent de régler ce problème juridico-commercial. La déclaration de principe des deux pays les plus avancés en matière de séquençage humain « va dans le bon sens », estime Jean Weissenbach, pour qui l'essentiel est que les scientifiques puissent « disposer des données pour que chacun ait une chance de trouver quelque chose ». En revanche, relève-t-il, cette déclaration d'intention laisse entière « l'incertitude sur le plan légal et sur la future recevabilité des brevets provisoires déposés actuellement par milliers ». Il convient à son sens d'éviter le brevetage générique de gènes pour le réserver aux seuls développements ultérieurs. Or, s'inquiète-t-il, « des brevets génériques ont été acceptés » récemment par l'Office américain des brevets.

Jean-Paul Dufour et Hervé Morin

 
http://www.lemonde.fr/doss/0,2324,2633-1-QUO-2031,00.html